Un poète de Lucanie : Albino Pierro
Et pas n’importe lequel : Albino Pierro, le premier à imposer une forme écrite au dialecte lucanien archaïque de Tursi, a été plusieurs fois proposé à la candidature pour le prix Nobel de Littérature, à partir de 1980. Il était né à Tursi en 1916 ; installé à Rome – il arrive ainsi que des parlers anciens soient comme ravivés par l’éloignement et l’exil – où il s’est éteint en 1995, Pierro a eu la chance d’être traduit dans les principales langues européennes, particulièrement en français par Madeleine Santschi (Les amoureux, La terre du souvenir, Metaponto, Laisse-moi dormir, Couteaux au soleil, Une belle histoire, tous bilingues chez Scheiwiller, 1971-77). Une anthologie de ses poésies éditées jusqu’aux années 1980 a paru chez Einaudi en 1986 : Un pianto nascosto, Antologia poetica 1946-1983, prés. F. Zambon. Toutefois, Pierro avait écrit également en langue italienne jusqu’en 1960, quand il « entra en dialecte » pour toujours.
Carlo Levi qualifia cette voix néo-latine, proto-historique et marginale, de « grande lamentation funèbre » ; non par le recours à l’antique threnos de deuil individuel mais bien parce que lui-même se considérait comme un « morte-accise », une ombre ou un fantôme sans paix essayant de survivre parmi les masques inhumains de la civilisation urbaine centralisée, ayant suivi la catastrophe – pour une bonne partie du Sud – de l’Unité italienne imposée par le Piémont et le centre-nord de la péninsule. Ainsi, le choix de la langue minorée, toute à inventer (mais Dante n’eut-il pas à inventer son florentin illustre, vers la fin du XIIIe siècle, avant de se mettre à son grand œuvre ‘comique’ ?), la conversion à la marginalité absolue du dialecte local dépourvu de tradition, vont-ils de pair avec une forme de dissentiment, sinon de dissidence, proprement politique. Il est un peu dommage que certains aient cru alors, en Italie, à quelque passéisme attardé : comme, beaucoup plus tard, des particularismes régionaux exclusifs et souvent xénophobes allaient malheureusement nous y habituer.
JcV
Sti mascre Ces masques
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E sonne u terramote ca nd’u jacce Pi’ j’rêve au tremblement de terre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . .. . . . . .. . . . .. . . . .qui dans le gel
d’u scante nda nu ’ampe ti ci affòchete de l’effroi en un éclair t’étouffe
come nda nu càppie comme dans un lacet
ca ll’hè cchi nnóre qu’a pour nœuds
i rènte di nu pacce. les dents d’un fou.
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Schitte n’arie, uagnù, Juste pfff, les gars,
le uéra fè trimè bbóne sta terre j’vous la ferais trembler et bien, . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . .. . . . . . . .. . cet’ terre,
cchi lle truvè na vota cchiù sincire, pour une fois les trouver plus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . … . . . . . . . . . . . .sincères,
sti mascre, ces masques,
ca pure quanne dòrmene qui même endormis
s’ammùccene arraggète nda na scille se cachent rageurs sous une aile
rusète d’angiuuìcchie e pó’ nda ll’óore rosée d’angelot et pi’ dans les . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . .. . . . . .ors
d’ ’a rise o di nu grire. du sourire ou d’un cri.
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Schitte zanne Que des crocs
Zanne, Crocs,
schitte zanne a rusichè que des crocs qui rongent
nun sacce si di sorge o di cignèhe je n’sais si de rats ou d’sangliers
supr’a sta terre. sur cette terre.
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E nisciune ci pènzete Et personne n’y pense
ca, ntramente ci trùzzene, que, pendant qu’ils tapent,
murenne si strafàccene nd’ ’a guerre, en mourant gigotent dans la . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . .. . . . . . . . . . .guerre
i cristiène. les quidams.
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E mi chiàtrete u fridde Et me transit le froid
e nda na prucissione di taùte et dans une procession de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. . . . . . . . . . . .cercueils
ci truzze pure ié ma cchi nu tòcche je tape moi aussi mais avec un . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . … . . . . . . . . . . ..coup
scantète di campène. effrayé de cloche.
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Nu pacce Un fou
Nu pacce, Un fou,
nun mòrete mèi a què: il ne meurt jamais, ici :
ci nàscete e ci rumànete il naît et y demeure
come ll’èrve nd’ i mure di na chèse comme herbes dans les murs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . … . . . . . . . . . .d’une maison
addù ci si fè toste où ça s’endurcit
e allè pizzute et y devient aigu
e sempe cchiù tagghiènte et toujours plus coupant
pó’ ci scàfete. à la fin y creuse.
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E nun ti làssete cchiù, Et il ne te lâche plus,
e appresse appresse ti vènete et il te suit de près
citte com’a nu spirite silencieux comme un esprit
ca ti fè torce ’a vucche, ’a notte, qui te fait tordre la bouche, la nuit,
nd’u sonne. dans ton sommeil.
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E u scure ti ci arravògghiete Et l’obscurité t’emmaillote
nda na cose ca rìrete. dans quelque chose qui rit.
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Sti mascre, Rome, 1980
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Archive : la revue des Langues Néo-Latines, déjà évoquée dans cette rubrique, avait elle aussi présenté quelques traductions d’A. Pierro, par J.Ch. Vegliante, dans les années 1980.
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